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Amis du Ciel

Padre Pio, une vie eucharistique



Padre Pio, une vie franciscaine
Réflexion


INTRODUCTION
Dans une première méditation (Padre Pio, une vie eucharistique), j’ai essayé d’indiquer combien l’ordination sacerdotale (dans son lien avec les stigmates) avait transformé la vie de Padre Pio en une vie éminemment eucharistique, caractérisée par l’action de grâces, le sacrifice, la présence et l’obéissance – tout se résumant bien évidemment dans l’amour, celui du Christ s’entend.
Je souhaite maintenant envisager l’expérience de Padre Pio sous un autre angle, en considérant qu’il a été aussi un frère capucin, disciple de saint François d’Assise.
Je ne vais pas faire le récit de la formation et de la vie religieuse de Padre Pio, depuis son entrée au noviciat en janvier 1904, ni raconter ses démêlés prétendues ou avérées avec l’Ordre capucin qu’il a vécues dans une belle et inflexible obéissance… capucine. Mon propos est plutôt de voir comment Padre Pio est entré dans le charisme de saint François, et en quoi il s’en distingue tout en restant son disciple.

Il convient tout d’abord d’expliquer ce que j’entends par charisme de saint François, de Padre Pio ou de qui que ce soit d’autre. Il ne s’agit pas du don particulier donné à un moment, comme ces charismes dont les communautés charismatiques sont les re-découvreurs et promoteurs depuis quelques décennies : le don de guérison, de prophétie, le parler en langues, etc. Par charisme, j’entends la vocation profonde, ce qui se dégage de l’ensemble de l’existence d’un homme ou d’une femme, et qui est un don pour l’Eglise et le monde, en premier lieu pour l’Eglise et le monde de son temps.
Le plus juste serait de dire que c’est la personne elle-même qui est ce charisme ; et que c’est en entretenant avec elle une relation intime, c’est en étant dans un compagnonnage, une sorte d’harmonie avec elle que l’on entre dans ce qui est sa vocation profonde : je reconnais que ma personnalité a une affinité certaine avec cette personne, je sens puis expérimente que c’est en la côtoyant, en m’inspirant d’elle, en unissant mon sort au sien, que je deviens moi-même.
Si la personne est elle-même le don fait à l’Eglise et au monde, cela évite de choisir en elle une dimension de manière trop exclusive et étroite, en oubliant ou en diminuant d’autres aspects ; et cela évite de transformer la sainteté et la vie chrétienne en idées, en idéologie. Cependant, il faut quand même essayer de discerner cette dimension dans la vie et la personne d’un saint. Le critère premier est alors qu’en tout cela ce soit en définitive le Christ qui apparaisse, qui soit au centre. Dans la première méditation, c’est un figure de ce type que j’ai dessinée, en concluant sur la transparence de la présence de Padre Pio : il était très présent, très marquant par bien des aspects et bien des dons ; toutefois, il était transparent à Jésus. Dit autrement, il n’arrêtait pas les gens à lui, il leur montrait Jésus, il les conduisait à lui ; et, avec Lui, au Père.



1)
SAINT FRANCOIS : VIVRE L’EVANGILE
En ce sens, quel a été le charisme de saint François ? Je pense qu’il est double : Premièrement, François d’Assise a montré qu’il est possible de vivre l’Evangile, comme si nous étions des disciples à la suite de Jésus sur les routes de Galilée et de Judée. Essayer de vivre l’Evangile simplement tel qu’il est écrit, vouloir imiter, cela n’est pas une illusion. L’Evangile n’est pas un livre de souvenirs ou un recueil de préceptes, de la même manière que l’Eucharistie n’est pas la commémoration d’un événement passé, la mort de Jésus sur la croix. L’Evangile comme l’Eucharistie sont vivants et vivifiants, dans la foi. Nous y entretenons une relation réelle, présente, avec Jésus. « Je suis avec vous jusqu’à la fin des temps », déclare-t-il avant son ascension. Il est avec les croyants, et il est particulièrement présent dans l’Eucharistie et l’Evangile. Et il est d’autant plus présent que les croyants se rassemblent autour de cet Evangile et de cette Eucharistie. « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux ».
Nous avons tendance à croire, et cela était assez net dans les siècles qui ont précédé saint François, qu’il n’est pas tellement possible de suivre le Christ tel que l’Evangile le dit. La foi doit se vivre d’une toute autre manière. Cela est vrai en grande partie, et là se situe notamment la grande tradition de l’adoration du Christ en gloire. Toutefois, il y a un risque à s’écarter de la simplicité et de la brutalité parfois de l’Evangile : ce risque est de s’éloigner en fait de l’Evangile lui-même. J’interprète l’Evangile, puis j’interprète l’interprétation, puis l’interprétation de l’interprétation. Le texte évangélique se trouve accompagné systématiquement d’un autre texte, pris dans un faisceau d’autres textes, dans le conflit des interprétations, sa primauté étant oubliée. Le Concile Vatican II a rappelé dans ces dernières décennies la nécessité de revenir sans cesse à l’Ecriture, qui n’est jamais un texte comme les autres. François d’Assise, lui, voulait vivre l’Evangile, non pas littéralement (ce qu’on ne retrouve dans aucun écrit), mais « simplement et sans glose », la glose étant ce qui prétend accompagner systématiquement, passage obligé, écran obligatoire entre l’Evangile et lui. On peut parler ici d’un fondamentalisme de saint François, ou d’un radicalisme.
La deuxième partie du charisme de saint François a été la dimension de la fraternité : dans un monde qui se déchirait de toute part, il a rappelé, en le vivant, que le seul véritable lien qui unisse les hommes c’est que nous avons un seul et même père. Toutes les autres relations : famille, argent, puissance, science, doivent être soumises à cette fraternité fondamentale. Elle englobe tous les hommes et, également, toutes les créatures ; et l’Eglise doit être l’image et le promoteur de cette fraternité dans le Père du Ciel, fraternité de frères à l’image du Fils unique, fraternité animée par l’Esprit.



2)
PADRE PIO, DISCIPLE DE SAINT FRANCOIS
De manière évidente, Padre Pio s’est voulu un disciple de saint François, à la façon des capucins, c’est-à-dire en mettant un accent tout particulier sur l’union au Christ dans la prière, notamment l’oraison silencieuse. Dans les lettres de Padre Pio, jusqu’à sa dernière, adressée à Paul VI, on trouve la volonté très ferme de suivre ce chemin. Cependant, dans les faits, il l’a suivi d’une autre manière que celle de François. Par exemple, alors que celui-ci était la plupart du temps sur les routes ou dans des ermitages provisoires, Padre Pio a passé 51 à San Giovanni Rotondo, dans le même couvent. Mais, au-delà de cette différence et de quelques autres dans la manière, il y a une affinité profonde entre les deux hommes.

a- Padre Pio et l’Evangile
Padre Pio était souvent ému jusqu’aux larmes en entendant ou en proclamant l’Ecriture Sainte au cours de la messe. Un jour qu’on lui en demandait la raison, il déclara : « Les dons de Dieu n’ont donc pas de valeur pour toi ! Cela est-il de peu d’intérêt que Dieu dialogue avec ses créatures ? » Dans la lecture et la méditation de l’Ecriture, il y a un dialogue réel entre Dieu et l’homme. Entendre la voix du Seigneur : quelle grâce, quelle émotion !
Cette émotion, comme celle qui est vécue dans l’expérience de la miséricorde, n’est pas un sentiment occasionnel, un échauffement des sens, forcément ambigu. Elle un mouvement profond de l’âme qui naît d’une familiarité avec la Parole de Dieu, en premier lieu l’Evangile. Cette familiarité se construit et se vit dans la prière. Dans ses lettres d’accompagnement spirituel, Padre Pio insiste beaucoup sur cet aspect : la méditation de la vie de Jésus prime sur toute autre méditation. Ainsi écrit-il à l’une de ses filles spirituelles, Annita Rodote, le 8 mars 1915 :
« Je désire de votre part une chose plus que toute autre : que votre méditation ordinaire se porte autant que possible sur la vie, la passion et la mort, sans oublier la résurrection et l’ascension de notre Seigneur Jésus Christ. »
Il va jusqu’à se faire le directeur de son directeur spirituel, le Père Agostino, afin que cela soit clair dans l’esprit de ce dernier :
« Ayez toujours le ferme propos, mon bon Père, de répondre généreusement à Jésus et de vous rendre digne de lui, c’est-à-dire semblable à lui et orné des adorables perfections révélées par l’Ecriture et l’Evangile. Mais pour que cette imitation soit possible, il y faut une réflexion quotidienne sur la vie de celui qui se propose comme modèle. De cette réflexion naît l’estime de ses actes, et de cette estime le désir et le réconfort de l’imitation. » (27 février 1918)
On pourrait presque dire que pour quelqu’un de familier avec l’Ecriture (et quel chrétien ne devrait pas l’être) l’oraison doit se concentrer en priorité sur les mystères de Jésus. Cette expression « mystères de Jésus », il faut l’entendre de la même manière que celle employée pour le mot « sacrifice » dans la première méditation : le sacrifice est plus un état qu’un événement particulier ; ou, si l’on veut, c’est un événement (la mort de Jésus) qui révèle une dimension fondamentale de sa personne (à la fois obéissance au Père et amour des hommes, amour et obéissance poussés jusqu’à leur terme). Les « mystères de Jésus » sont comme des points de concentration de la personne de Jésus, de son existence.
Ces mystères sont toujours envisagés dans la prière. A partir d’ici, on pourrait développer la prière du rosaire chez Padre Pio : prière évangélique (les mots viennent de l’Evangile) ; méditation sur les mystères de la vie de Jésus et de Marie, qui nous renvoie au mystère fondamental qu’est Jésus ; prière qui permet de parcourir, dans le silence du cœur et le temps de la prière , l’ensemble du chemin que nous avons à parcourir peu à peu dans chacune de nos journées, dans notre existence, à la suite de Jésus.

Car il s’agit de suivre Jésus ; la prière n’est pas statique. La lettre adressée au Père Agostino l’a affirmé. En cela, nous rejoignons le choix évangélique de saint François, la décision radicale de se mettre à la suite de Jésus ; et une fois que la décision est prise, d’avancer sans plus regarder en arrière. J’ai déjà signalé cette irréversibilité à propos de la présence réelle, donc définitive et permanente. Il se trouve que, dans l’expérience de Padre Pio, il est impensable de quitter le chemin évangélique, ou même de simplement s’y arrêter, d’y faire une pause, parce que ce chemin est en fait le chemin de la Croix. On ne quitte pas Jésus sur le chemin de la croix, lui qui a justement pris ce chemin de la croix pour ne pas nous quitter, jusque dans notre péché.
Que, pour Padre Pio, le chemin évangélique se concentre dans le chemin de la croix (ce qu’on ne peut pas dire, tel quel, pour saint François), on le voit clairement exprimé dans une lettre écrite à une de ses filles spirituelle, Maria Gargani, le 4 septembre 1916 :
« Le prototype, l’exemplaire dans lequel nous devons regarder notre vie, et sur lequel nous devons la modeler, c’est Jésus Christ. Mais Jésus a choisi, comme étendard, la croix ; ainsi, il veut que tous ses disciples parcourent la voie du Calvaire, portant la croix, pour ensuite expirer ayant été crucifiés sur elle. C’est seulement par ce chemin que l’on parvient au salut »
Texte assez impressionnant. Pour bien le comprendre, il faut ici réintégrer ce que j’ai mentionné de l’amour du Seigneur brûlant et doux, amenant au sacrifice de soi au profit du Seigneur. On pourrait multiplier les textes où Padre Pio s’aperçoit de la brutalité de ses propos, de leur formulation lapidaire dans un premier temps, et où il prend soin d’en rendre compte en affirmant que la croix et l’amour sont en Jésus une seule et même réalité ; et qu’il peut en être ainsi en nous, si nous nous livrons au Christ.
Padre Pio n’a fait aucune concession sur ce point. L’Evangile ne peut connaître de compromis. D’abord parce que c’est pour Padre Pio, je l’ai déjà dit, incompréhensible : rien dans son expérience personnelle ne lui permet de concevoir qu’une situation puisse justifier une pause, une hésitation. Il rejoint là saint François qui a été meurtri de l’expérience plus modérée des frères qui le suivaient, alors que pour lui, c’était tout ou rien.
Padre Pio ne veut aucune concession aussi parce qu’il sait que la plupart de nos concessions, de nos hésitations sont des manques de confiance, des excuses qui cachent la mesquinerie ou la velléité de notre choix évangélique et des moyens que nous mettons en œuvre pour y être fidèles. Ainsi, il pouvait être très dur vis-à-vis des personnes qui venaient se confesser à lui sans désir de se convertir ; de même avec ses filles spirituelles (voire ses pères spirituels) quand ils ne suivaient pas un conseil qu’ils lui avaient demandé.
Car, et c’est une troisième raison, Padre Pio (comme saint François) n’a jamais cherché de disciples – au contraire ! Si, donc, l’on venait à lui pour mieux vivre chrétiennement, il exigeait une obéissance totale. Cela ne faisait pas de Padre Pio un tyran, car Padre Pio jugeait l’obéissance, non pas aux résultats obtenus, mais à la bonne volonté, au désir de progression spirituelle.

b- Padre Pio et la fraternité
Ce n’est pas, a priori, un des thèmes privilégiés pour une réflexion sur le Padre Pio. Les lettres de Padre Pio en disent peu. En fait, elles disent quand quelque chose sur la fraternité : elles disent les préliminaires de l’expérience fraternelle pour Padre Pio. On les voit apparaître en regardant l’ensemble du parcours que ces lettres tracent.
Dans la première partie de la correspondance de Padre Pio avec ses directeurs spirituels, on voit monter le désir de s’unir au Christ, désir auquel rien ne résiste, à commencer par la vie terrestre. Si c’est après la mort que l’union plénière avec Dieu est donnée, alors il vaut mieux mourir ; le reste est de peu d’importance, le reste brûle au feu de cet amour exclusif.
Mais, en 1917, Padre Pio arrive à San Giovanni Rotondo ; et là il découvre les besoins spirituels des hommes ; il n’y était pas indifférent auparavant, mais il n’avait ni la possibilité ni la permission d’un apostolat, donc cela restait assez théorique. A San Giovanni, Padre Pio est chargé des enfants du petit séminaire, du tiers-ordre, et de pénitents de plus en plus nombreux. Il se trouve alors devant le dilemme que saint Paul avait déjà décrit dans une de ses lettres : mourir pour être avec le Christ, ou vivre pour aider ses frères en cette vie présente (Ph 1, 21-26).
Puisque le Seigneur ne le rappelle pas explicitement auprès de lui, donc que telle n’est pas sa volonté, alors Padre Pio peut et va se donner pleinement aux hommes. Son apostolat, je le crois, se résume dans cette orientation majeure : remettre chaque homme devant le Seigneur, devant son Père du Ciel, comme lui-même est sans cesse avec le Christ face au Père. Voilà le fondement de la fraternité chez Padre Pio : redonner à chacun son Père. En fait, il veut être, à l’image de Jésus, le vrai frère aîné. Comme si le fils aîné de la parabole du fils prodigue qui, non seulement ne protestait pas qu’on accueille son frère de retour, mais partait à sa recherche, ou attendait inlassablement avec le Père, guettant celui qui est toujours attendu. Chez Padre Pio, il n’y a pas de fraternité sans d’abord découverte et acceptation de la paternité divine.

Dans le projet de la Casa Sollievo della Sofferanza (l'hôpital qu'il a fondé) et des groupes de prière, on voit alors s’esquisser ce que sont les relations fraternelles pour le Padre Pio : elles sont faites de miséricorde et de prière, et le Bon Samaritain est la figure par excellence du chrétien frère des hommes. La fraternité est alors service de l’humanité, de l’homme dans son intégralité. L’insistance de Padre Pio pour que le personnel médical apporte aux malades de la Casa Sollievo della Sofferanza tant les soins les meilleurs et les traitements les plus modernes que la simple attention humaine et une proposition spirituelle explicite, cette insistance en est le trait le plus explicite. Dans l’ambiance de la prière, et sous un mode moins technique, les groupes de prière fonctionnent identiquement. Dernier élément, au-delà de la volonté ou du désir de Padre Pio : il est un homme (puis un saint) qui réconcilie avec Dieu, rapproche de Lui, et qui guérit. Miséricorde et miracle, deux bases du pèlerinage auprès de Padre Pio ; deux bases, inadmissibles pour un esprit moderne, de la fraternité qu’il propose.


3) LE CHARISME PROPRE DE PADRE PIO
Padre Pio s’est voulu, jusqu’au bout, un disciple de saint François. Il l’a été, et il l’a été à sa manière propre. J’espère avoir fait sentir quelle touche particulière Padre Pio a donné à son engagement franciscain, comment il a pris à son compte le double charisme de saint François.
Mais Padre Pio n’a-t-il pas un charisme propre ? J’ai déjà parlé de la vocation à témoigner de la miséricorde et à en être l’apôtre, le dispensateur. Et le pape Jean-Paul II, dans ses homélies de béatification et de canonisation, a privilégié cette dimension fondamentale. Je crois cependant que tout n’est pas dit là. Un dernier parallèle avec saint François permet de percevoir une autre dimension du charisme de Padre Pio. Ce parallèle avec François concerne leurs stigmates.
Car François d’Assise et Padre Pio ont été tous deux stigmatisés. Ils sont même les deux stigmatisés les plus célèbres de l’histoire. Voilà, semble-t-il, une affinité très forte entre les deux saints. Et certes, chez les deux, les stigmates sont le signe d’une union très intime avec le Christ, union qui se situe dans le prolongement de leur désir sans limite ni retenue de se livrer au feu de l’amour divin.
Il paraît cependant y avoir une différence entre les deux expériences, les deux stigmatisations. Pour François, elle arrive au terme de son chemin évangélique, et les stigmates sont comme un sceau qui authentifie ce que François a vécu : le Seigneur impose un signe à nul autre pareil sur la personne de François, de la même manière qu’un souverain apposait un signe, un sceau sur un document pour signifier que ce document venait bien de lui. Les stigmates de saint François sont aussi vus par ses biographes comme des joyaux offerts par le Seigneur à son bon et fidèle serviteur. Comme si saint François s’entendait dire, dès sa vie terrestre, ce que nous espérons entendre en arrivant au ciel : « Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t'en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. » (Mt 25, 21) Et il est en effet possible, à suivre certains biographes, que François d’Assise ait connu joie et apaisement à partir de ce moment, alors que depuis quelques années, il était dans le trouble en raison de l’évolution de son ordre, évolution non conforme à ses désirs.
Pour Padre Pio, il en est tout autrement : les stigmates arrivent au commencement. Non pas au commencement de son existence, mais au commencement de son ministère de prêtre et en lien étroit avec lui. Et à l’inverse de François, ce phénomène le plonge dans des abîmes de perplexité et de confusion. Aux alentours de la stigmatisation définitive et visible, en septembre 1918, cela empire, si je puis dire. Juste après le phénomène de la transverbération, vient un autre phénomène, dont je n’ai pas parlé jusqu’à présent, et que l’ancien postulateur de la cause de canonisation de Padre Pio, le père Gerardo de Flumeri, a appelé l’emprisonnement : Padre Pio s’est senti comme mis dans un cul de basse fosse, enfermé dans les ténèbres les plus épaisses, les tentations les plus dures, sans rien ressentir de la part du Seigneur et en étant dépourvu de toute force spirituelle. Tout au long de son existence, Padre Pio vivra les stigmates sous ce mode-là, même si son expérience spirituelle se fera moins dure et moins ténébreuse : les stigmates non pas comme sceau et joyau, mais signe d’une participation toute particulière à la lutte entre le bien et le mal.
Ainsi se trouvaient confirmés les trois songes que le jeune Francesco Forgione (nom de baptême et de famille de Padre Pio) avait eus à la veille de son entrée au noviciat : tous trois suggéraient que son existence serait sous le signe de ce combat, et que le combat serait pour lui permanent, qu’il ne lui serait pas permis de s’en exempter.
Du côté des gens qui venaient à Padre Pio, et de notre côté à nous aujourd’hui, il en allait et il en va différemment : ce qui en lui était combat implacable, était et est pour nous proposition gratuite de la victoire du Christ sur le mal, don de sa miséricorde. Padre Pio, en fait le Christ (et Padre Pio en lui), nous dispense de la plus grande part du combat contre le mal. Ce serait au-delà de nos forces… Tout autant qu’une image du Crucifié, Padre Pio est une image de Jésus ressuscité. Les charismes et dons particuliers (guérisons, bilocations, odeurs de fleur, prescience et discernement…) trouvent ici leur signification : ils sont des manifestations, encore terrestres, du monde nouveau qui vient. Padre Pio est un témoin de ce monde nouveau. En termes techniques de théologie, on peut dire qu’il est un témoin eschatologique, pour le distinguer de François d’Assise qui est éminemment un témoin évangélique. Voilà l’autre part, me semble-t-il, du charisme propre de Padre Pio.
En cela, tout autant que dans la dimension de la miséricorde, Padre Pio est pleinement d’actualité ; son charisme est pour notre monde et notre Eglise. Alors que notre vue a tendance à être horizontale, alors que les grandes idéologies se sont cassées la figure et qu’on ne voit pas bien où va le monde, quel est son sens, alors que reviennent des croyances païennes qui idolâtrent des éléments de ce monde (l’argent, la nature, soi-même), Padre Pio est une fenêtre ouverte sur un autre monde, sur le Royaume qui vient.
A partir de là, il serait intéressant (et c’est ce que propose l’auteur d’un article d’où je tire cette dernière idée de témoin eschatologique), il serait intéressant de voir comment Padre Pio parle des réalités comme le paradis, le purgatoire, l’enfer, la vie éternelle, la résurrection. Mais ceci est un autre sujet.

Concluons par une prière de Padre Pio, qui est aussi comme une récapitulation de ce que j’ai essayé de dire:
« O Christ ton règne est proche ; fais-nous participer à ton triomphe sur la terre pour ensuite avoir part à ton royaume céleste. Accorde-nous de pouvoir communiquer ton amour et d’annoncer ta royauté divine par l’exemple de notre vie et par nos œuvres. Prends possession de nos cœurs ici-bas, afin qu’ils soient tiens pour l’éternité. Ne permets pas que nous nous éloignons de ta volonté : que ni la vie ni la mort ne parviennent à nous séparer de toi. Que notre cœur ait sa source en toi, notre Sauveur, pour que, rassasiés de ton amour, nous devenions les apôtres infatigables de ton règne. Que nous mourions chaque jour à nous-mêmes pour ne vivre que de toi seul. »